Les escadrons amphibies sur LVT eurent, en Indochine, une durée de vie assez brève. Constitués progressivement à partir de 1951, avec du matériel récupéré aux Philippines et prêté par les Américains dans le cadre du plan MDAPy ils furent dissous début 1955.
C’est cette courte histoire que nous allons évoquer.
Organisation
Rappelons tout d’abord brièvement l’organisation des Groupements Amphibies, en signalant d’emblée que ladite organisation varia plus ou moins suivant les lieux et les circonstances. La description ci-après se rapporte aux années 1953-1955 et au 13e Escadron du 1er GA.
Le Groupement Amphibie (GA) était composé de trois Groupes d’Escadrons Amphibies [GEA), unités d’emploi tactique, comprenant chacun un escadron de Crabes à trois pelotons de cinq engins et un escadron de LVT, surnommés parfois « Alligators », terme d’ailleurs peu utilisé dans la pratique1. Il y eut, en Indochine, deux GA : l’un, le 1er, était composé de trois GEA provenant du 1er REC, et l’autre, le 2e, de deux GEA du 1er REC et un du 1er Chasseurs. Le 2e GA fut affecté au Nord Viêtnam, alors que le 1er GA fut classé réserve générale et, à ce titre, employé en Cochinchine, en Annam, où il conserva sa base arrière à Tourane et au Tonkin.
L’escadron LVT comprenait, aux ordres d’un capitaine commandant, une dizaine d’engins, dont un de commandement, six cargos, deux obusiers avec tourelle de 75 mm et un de dépannage avec des flèches de Wrecker.
Les six cargos embarquaient chacun un demi-peloton porté, soit de 12 à 15 hommes, en plus de son équipage de 6 hommes. L’un des deux lieutenants de l’escadron commandait le « peloton LVT », soit l’ensemble des engins, et l’autre commandait les trois pelotons portés, qui étaient aux ordres de trois adjudants-chefs ou adjudants.
Quand les pelotons portés mettaient pied à terre, le capitaine débarquait lui aussi et le lieutenant « portés » devenait son adjoint, tandis que le lieutenant « LVT » commandait la base de feu, soit deux obusiers, une douzaine de mitrailleuses lourdes et autant de mitrailleuses légères. Les équipages des LVT étaient composés de légionnaires européens, tandis que les pelotons portés étaient largement « jaunis », avec un encadrement de sous-officiers de Légion.
Matériel
Engins blindés amphibies de débarquement d’assaut, conçus à ce titre pour le Corps des US Marines, les LVT 4 existaient en deux versions, cargos avec une rampe relevable à l’arrière et obusiers, dits LVT 4 A, avec la tourelle de l’obusier M 8 équipée du 75 mm court, capable de tir direct ou de tir courbe.
Longs de 8 mètres et larges de 3,25 m, ils étaient propulsés par un moteur d’avion Continental 7 cylindres en étoile à refroidissement par air. Sur terre comme en mer, leur direction comme leur propulsion étaient assurées par leurs seules chenilles à godets, ce qui nécessitait de délicats réglages de leur différentiel asservi.
L’armement des LVT cargos consistait en deux
mitrailleuses de 12,7 mm à l’avant et deux autres de 7,62 mm à
l’arrière. Outre leur canon, les LVT obusiers avaient deux mitrailleuses
de 7,62 sur la tourelle.
Pesant 18 tonnes en charge, les LVT, conçus pour l’assaut frontal, n’étaient vraiment blindés qu’à l’avant. Les côtés n’avaient qu’un mince blindage, à l’épreuve des armes légères seulement.
Les LVT étaient capables de débarquer, et même de rembarquer, en haute mer, depuis les LST (Landing Ship Tanks), bâtiments de la Marine Nationale qui étaient leurs transports adaptés. Chaque LST (en Indochine, pour le 1er GA, la « Ronce », le « Golo » et le « Chelif »)embarquait les 10 LVT dans son hangar et les Crabes sur le pont. Les manœuvres de rembarquement en mer, en particulier, exigeaient une parfaite coordination entre les équipages des LVT et celui du LST. Dès que la mer creusait un peu, c’était assez sportif.
Emploi
Ces escadrons LVT, dont le commandement apprécia rapidement la puissance de feu comme le fait qu’ils étaient capables de mettre à terre la valeur d’une petite compagnie d’infanterie, furent un peu employés à toutes les sauces.
On découvrit assez rapidement, au Nord Viêtnam notamment, que leur meilleure utilisation était comme « chars de rizière ». Les escadrons LVT étaient les seules unités blindées aptes à manœuvrer sur ce terrain semi aquatique très particulier.
Néanmoins, l’on vit aussi, au Tonkin, le 13e Escadron ouvrir à plusieurs reprises la route de Nam Dinh à Phu Ly, route partiellement empierrée et goudronnée, dévastatrice pour les chenilles à godets. Et l’on vit même au centre-Annam, les pelotons portés de cet escadron – sur GMC cette fois – ouvrir la route de Tourane au Col des Nuages. Enfin, les LVT retrouvèrent à plusieurs reprises leur destination initiale d’engins de débarquement.
Nous évoquerons maintenant quelques cas concrets de ces utilisations.
Les LVT, engins de rizière
A l’automne 1953, le 1er GA, qui venait de participer en Centre-Annam aux opérations dans la « rue sans joie », et notamment « Camargue » en juillet, contre le Régiment viêt 95, embarqua à Tourane sur ses trois LST. Après avoir fait une première fois demi-tour en mer de Chine, dans la mer démontée par une queue de typhon, il débarqua à Haïphong, d’où il fut acheminé via Hanoï vers Nam Dinh, qui devint sa base d’opération pour plusieurs mois.
Dans la nuit du 26 au 27 novembre 1953, les 2e et 3e GEA du 1er GA embarquèrent à Nam-Dinh sur des LCT (Landing Craft Tanks) de la Marine au Tonkin, escortés par un LSSL (Landing Ship Support of Landing) pour participer à une vaste opération, dans la région de Thaï Binh, contre la Division 308 que le commandement viêtminh avait réussi à infiltrer dans le delta du Fleuve Rouge.
Ils débarquent au matin sur la rive Est de l’un des bras du fleuve et s’engagent dans la rizière inondée, parsemée de gros villages se présentant comme autant d’îlots et quadrillée de fortes diguettes, parfois difficiles à franchir pour les LVT. Signe inquiétant, il n’y a ni homme ni buffle à l’horizon, le paysage est désert.
Les deux escadrons LVT sont en tête, le 1 2e à gauche et le 13e à droite, les 2e et 3e escadrons de Crabes couvrent les flancs.
Après franchissement sans encombre d’un premier objectif -une diguette reliant une ligne de villages – les escadrons LVT abordent un second objectif, plus dense et plus continu.
Parvenus à une centaine de mètres et alors que les LVT cargos abaissent leur rampe arrière pour faire débarquer les pelotons portés, les Viêts, admirablement camouflés et qui ont fait preuve d’une absolue discipline de tir, font, d’un seul coup, feu de toutes leurs armes.
Au 12e Escadron, le lieutenant Fabre, chef du peloton LVT, est tué dès le début du combat.
Au 13e Escadron, l’un des deux LVT obusiers reçoit un premier coup de SKZ – canon antichar sans recul de fabrication chinoise – dans le moteur. Il prend feu, puis encaisse un second coup sous la tourelle, qui est arrachée. Les obus explosent à bord. Le chef de char, grièvement blessé, et qui a été éjecté de la tourelle, parvient à ramper jusqu’au LVT de commandement.
Le LVT de commandement en question est mal en point. Il est percé sur le côté par le feu d’une mitrailleuse lourde. Les deux tireurs des mitrailleuses de 12,7 sont, l’un tué net, l’autre gravement blessé.
Le lieutenant de Bressy, chef du peloton LVT, placé entre les deux, s’empare lui-même d’une mitrailleuse et ouvre le feu. Le lieutenant de Maupeou, qui sera blessé peu après, réussit à faire débarquer ses pelotons portés et donne l’assaut à la lisière. Il est rejoint par le capitaine Hoetzel qui prend le commandement.
Heureusement, nous bénéficions d’un sérieux appui aérien de l’Armée de l’Air et de l’Aéronavale, qui fait même intervenir ses quadrimoteurs Privateer gréés en bombardiers lourds. Tout cela mitraille, napalme et bombarde à tour de bras. Les Viêts, de leur côté, sont appuyés par des tirs de mortiers, alors que nous sommes hors de portée de notre artillerie.
A la nuit tombante, après plusieurs heures de combat, les Viêts décrochent, en laissant un nombre de morts impressionnant sur le terrain. Il s’agirait du bataillon « lourd », de réguliers de la Division 308.
Dans ce premier cas concret, les Escadrons LVT ont été employés comme des unités blindées contre un adversaire de type quasi-« européen », disposant d’armes lourdes et de canons antichars. La puissance de feu des LVT, combinée avec les pelotons portés à terre, a permis d’infliger de lourdes pertes à l’ennemi, en dépit de son courage.
Les LVT, engins de débarquement
Dans le cadre de l’opération « Atlante », visant à reconquérir progressivement la côte d’Annam sous contrôle viêt, le commandement décida au début 1954 de reprendre par un débarquement la ville de Qui Nhon. Il s’agissait de créer une tête de pont qui serait ultérieurement rejointe par les groupements mobiles venant du Sud.
La Marine rassembla tous ses moyens. Il y avait là le porte-avions « Bois Belleau2 », chargé de l’appui aérien, le croiseur « Montcalm », fournissant l’appui-feu avec ses pièces de 152 mm, trois avisos coloniaux (« Francis Garnier », « Savorgnan de Brazza », et « la Grandïère»), notre unique LSD (Landing Ship Dock « La Foudre»), avec des LCT à bord, et nos trois LST transportant le 1er GA.
Tout se passa comme à la manœuvre, le 13 mars 1954. Les LVT du 13e Escadron, unité de tête, furent mis à l’eau à environ 2 milles du rivage et « beachèrent » sans problèmes sur la plage de Qui Nhon. La résistance initiale fut faible et le fait, seulement, d’unités viêts locales. Elle permit toutefois de constater que les canons de marine, au tir d’ailleurs remarquablement précis, étaient inadaptés à cet usage. Leur trajectoire beaucoup trop tendue écrêtait la dune surplombant la plage.
Derrière les LVT, les LST « beachèrent » à leur tour et mirent à terre les escadrons de Crabes qui partirent rapidement en reconnaissance dans diverses directions.
Le nettoyage de la ville de Qui Nhon de ses tireurs isolés prit plusieurs jours. Le quartier européen avait été pratiquement rasé par les Viêts. Les Français n’y avaient plus mis les pieds depuis 1945.
Les LVT du 13e Escadron eurent d’autres occasions d’être utilisés dans leur destination première d’engins de débarquement, de façon d’ailleurs assez originale, pour la recherche de renseignements sur la côte d’Annam occupée par les Viêts.
La tactique utilisée fut la suivante : par une nuit sans lune et une mer calme, un LST isolé appareillait discrètement, avec un GEA complet à son bord. L’ordre d’opération, remis sous pli « Très Secret », n’était ouvert qu’en mer, où nous apprenions notre destination.
Vers 3 ou 4 heures du matin, à une dizaine de milles nautiques de la côte, les LVT étaient mis à l’eau dans la nuit noire. Ils partaient en colonne par un, chacun se guidant sur les discrets feux de ratière du précédent. Dépourvu de tout instrument de navigation, le LVT de commandement, en tête, était guidé par radar depuis le LST, avec report de la route suivie sur table traçante. Les indications qui lui étaient données par radio depuis le LST, suivant un code convenu, étaient très brèves, pour déjouer une éventuelle écoute viêt.
Juste avant l’aube, les LVT « beachaient » et se disposaient rapidement pour former une tête de pont. Le LST, qui avait suivi à distance à vitesse réduite, tous feux éteints, venait à la plage à son tour et mettait à terre les Crabes.
Les pelotons de Crabes partaient alors en direction de leurs objectifs, qui avaient été repérés au préalable par reconnaissance aérienne. Il s’agissait en général de PC locaux ou de camps d’entraînement où nous jouions de l’effet de surprise pour prendre des prisonniers ou nous emparer de documents. Dès que le résultat recherché était atteint, les Crabes rembarquaient avec le produit de leur chasse, le LST « débeachait » et les LVT, qui gardaient jusqu’au bout leur tête de pont, rembarquaient les derniers, en mer.
Les renseignements ainsi obtenus furent, paraît-il, précieux pour le Commandement, sans influer, hélas, de façon notable, sur l’issue finale du conflit.
En guise de conclusion
Le combat du 27 novembre 1953 décrit ci-dessus eut un épilogue curieux. De retour à Nom Dinh, quelques jours après, le lieutenant de Bressy, chef du peloton LVT du 13e Escadron, rédigea et envoya un compte-rendu de perte pour le LVT obusier détruit au combat.
A son grand étonnement, il reçut en retour un « état estimatif du matériel perdu », se montant à vingt millions de francs, soit un nombre indéterminé de mois de solde d’un lieutenant.
Toutefois arriva – plusieurs mois après – une décision d’imputation à la charge de l’Etat de ladite somme.
Raison de cette mesure magnanime : il s’agissait, paraît-il, d’un « cas fortuit ».
Ainsi, un combat de plusieurs heures, qui avait engagé des unités terrestres, navales et aériennes de nos trois armées contre une unité régulière d’une division viêtminh, qui avait fait dans nos rangs une dizaine de morts – dont un officier – ainsi que de nombreux blessés et causé la mort d’un nombre inconnu de combattants viêts, tout cela n’était en définitive qu’un « cas fortuit ».
Ainsi ce fut peut-être fortuitement, par hasard, que nous sommes allés faire la guerre à l’autre bout du monde, et que tant de nos camarades y ont laissé la vie…
Général (2S) Bernard de Bressy, ancien chef de peloton LVT
1. Le surnom américain était « Water Buffalo » (Buffle). LVT : Landing Vehicle Tracked (Véhicule de débarquement chenillé).
2. Ou peut-être était-ce l' »Arromanches » ? Les souvenirs de l’auteur sont peu précis sur ce point.